Feuilleton Nº

21

Linda Lovelace – Une Icône

auteur
Mary Gaitskill
traducteur
Jakuta Alikavazovic

Qu’ont en commun la star du porno Linda Lovelace, devenue célèbre pour son rôle au début des années 1970 dans le film Gorge profonde, et l’icône extatique de Jeanne d’Arc qui irradie de sa grâce le célèbre film de Carl Theodor Dreyer ? En rapprochant des figures que tout semble opposer, Mary Gaitskill explore les zones troubles de la psyché humaine, les sentiments mêlés et confus qui entourent sexe, désir, violence, et sur lesquels notre culture préfère d’ordinaire fermer les yeux. Une approche aussi clairvoyante que sulfureuse.

Extrait

Icône de la liberté et de l’innocence charnelle ; icône de la dislocation, de la confusion ; icône d’une blessure transformée ou déguisée en source de plaisir ; icône de la victimisation sexuelle, du pouvoir sexuel, d’oppositions irréconciliables ; icône de l’Amérique des années 1970 ; icône de La Femme. Et petite nana blanche comme on en voit tant, maigrichonne, pas particulièrement jolie, avec un pauvre filet de voix – le genre qu’on remarque à peine même si on croise une version d’elle partout. J’ai vu Linda Lovelace dans Gorge profonde parce que mon petit ami d’alors était projectionniste dans une coopérative ciné de hippies. C’était en 1972, j’avais dix-sept ans ; lui en avait vingt-cinq et nous étions l’un comme l’autre indifférents au porno, qui nous semblait un truc de vieux tocards. Mais Gorge profonde, comédie X sur une femme dont le clitoris se trouve dans la gorge, était censé être un truc à part, et on y est allés par curiosité, avant d’être séduits par la loufoquerie grivoise du film. Elle avait l’air de tellement aimer ça, a dit mon petit ami, et son ton n’était pas lubrique – titillé, plutôt. Moi aussi, le film m’a plu – je l’ai trouvé drôle –, mais ce qui vous plaît et ce qui vous excite n’a pas grand-chose à voir. Je n’ai pas été excitée par Gorge profonde, et la seule chose qui m’est vraiment restée fut le joli sourire de Lovelace et l’étrange expression de son regard, un air qui demeure à mes yeux aussi indéfinissable qu’à l’époque : sans être heureux, il semblait pourtant s’accorder à son sourire.