Autres rivages

illustrateur
Amélie Fontaine

Seigneur des lettres et aventurier de l’esprit, Vladimir Nabokov a abandonné dans son sillage une œuvre aussi diverse que monumentale. Lors de ses exils et de ses voyages, ce fils d’aristocrates russes a cultivé mille centres d’intérêt dont les échecs, les papillons et, accessoirement, le sport. Lorsque, à Cambridge, il se piqua de jouer au football, il choisit, comme Camus ou Montherlant, d’occuper le poste de gardien de but.

De tous les sports que j’ai pratiqués à Cambridge, le football est demeuré pour moi une clairière balayée de vent au milieu d’une période assez embrouillée. J’avais la passion de garder le but. En Russie et dans les pays latins, ce noble art a toujours été nimbé d’un prestige particulier. Parce que son rôle le tient à l’écart, solitaire, impassible, le gardien de but de première force se voit suivi dans la rue par des petits garçons transportés d’enthousiasme. Il rivalise avec le matador et l’as d’aviation en tant qu’objet d’adulation frémissante. Son chandail, sa casquette, ses grenouillères, les gants qui dépassent de la poche à revolver de son short, le distinguent du reste de l’équipe. Il est l’aigle solitaire, l’homme de mystère, le défenseur ultime.

© Éditions Gallimard, 1988, pour la traduction française