Feuilleton Nº

9

Un tournage pris dans l’engrenage

illustrateur
Marion Fayolle
Un tournage pris dans l

La limite se dit de l’extrémité de chaque chose. Attaché à son infidèle fidélité au réel, le cinéma passe outre les frontières. Mais il est des expériences cinématographiques qui excèdent tous les cadres. Depuis 2006, un réalisateur russe à l’ambition démesurée mais à la notoriété relative, rassemble acteurs et techniciens par milliers pour construire, dans une ville d’Ukraine, une société totalitaire où les caméras, minutieusement disséminées, tournent sans discontinuité. Un antre dans lequel la vie et le cinéma ne sont qu’un.

Extrait

L es rumeurs commencèrent à filtrer hors d’Ukraine vers 2008. Un jeune réalisateur russe retranché dans la banlieue de Kharkov, une ville d’un million quatre cent mille habitants à l’est du pays, préparait… quelque chose. Un film, sans aucun doute, mais pas seulement. À en croire les on-dit, il s’agissait là du projet cinématographique le plus cher, compliqué et accaparant jamais entrepris.

Par flot régulier, d’anciens figurants et des assistants entre-temps licenciés décrivaient le tournage en des termes d’ordinaire réservés aux survivants des camps. Le réalisateur, Ilya Khrzhanovsky, était un fou qui payait les équipes en roubles, les forçait à porter des vêtements de l’époque stalinienne et à manger des conserves soviétiques. D’autres parlaient du projet comme d’une secte où toute personne impliquée travaillait gratuitement. Khrzhanovsky s’était emparé de tout Kharkov, disaient-ils, avait fermé l’aéroport. Non, non, insistaient les autres,
il s’agissait d’une expérience carcérale, filmée subrepticement, peut-être par des caméras cachées. Sur son blog, le critique de cinéma Stanislav Zelvensky écrivit qu’il s’imaginait un campement entouré de “têtes embrochées sur des pics”.

The Movie Set That Ate Itself”, traduit de l’anglais (États-Unis) par Annelyse Perrier, a paru pour la première fois dans GQ US en novembre 2011. © Michael Idov, 2011