L'Entretien Nº

3

Philippe Lacoue-Labarthe & Jean-Luc Nancy

Le dialogue de Strasbourg

L

Le 8 juin 2004, à Strasbourg, sous le titre « De l’amitié », Jacques Derrida avait répondu, à la librairie Kléber, aux questions d’Isabelle Baladine-Howald. Le soir même, il avait prononcé ce qui devait être sa dernière conférence en France : « Le souverain bien – ou l’Europe en mal de souveraineté. » Le lendemain, au terme d’une journée d’étude doctorale, était annoncée une « carte blanche » rassemblant Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Les trois amis allaient dialoguer pour la dernière fois.
Il nous a paru pertinent de donner à lire de nouveau ici leur ultime rencontre, publiée pour la première fois en 2006 dans le numéro 52 de Rue Descartes, la revue du Collège international de philosophie, que nous remercions d’avoir autorisé cette reprise.

Extrait

JD: Un mot personnel d’introduction avant d’ouvrir notre dialogue. D’abord pour vous dire en mon nom à quel point une expérience comme celle d’aujourd’hui demeure et demeurera précieuse, unique et inaugurale. Quelquefois, dans les colloques, un ou deux étudiants participent à la chose, mais la parole, en général, est prise et réservée par les seniors, par les profs… Aujourd’hui, où notre colloque a été confié de part en part à des étudiants – qui font tous des travaux remarquables, qui engagent, chacun à sa façon, des réflexions provocantes –, c’était quelque chose d’inouï et, au fond, d’inoubliable. C’est une chance extrême, extrêmement rare…
Deuxièmement, en me rappelant la séance d’hier à la librairie Kléber, où quelqu’un m’a posé la question de l’absence et de la présence, je me souviens d’avoir dit « quelquefois les absents sont plus présents que les présents », c’est‑à‑dire que quelquefois vivre côte à côte avec quelqu’un est la meilleure manière, ou la plus mauvaise manière, de s’en distraire et de ne pas s’apercevoir de sa présence. Et alors, au moment où nous comparaissons les trois ensemble à la même table – cela aussi, c’est rarement arrivé, peut-être jamais –, je me disais : voilà, cette amitié à laquelle je tiens comme à la prunelle de mes yeux, si j’avais habité Strasbourg, si je les avais vus tous les jours, je ne sais pas si je serais là… Je crois qu’une certaine distance – la « distance bonne » dont on parlait hier – nous a gardés et a gardé notre amitié en vie. Et j’ai peur de ce qui va se passer maintenant. Alors voilà, je cède la parole immédiatement, parce que je ne veux pas être le premier à compromettre…

Photo : © Derrida, Kirby Dick & Amy Ziering.