Feuilleton Nº

2

La Guerre en appartement

illustrateur
Raymond Lemstra
La Guerre en appartement

C’était un pied-à-terre dans le Marais. Un immeuble historique, à la façade bien entretenue. Pendant un an, j’en ai extrait – tels des lapins d’un haut-de-forme –, des oligarques kirghizes, des généraux américains, des avocats britanniques, des banquiers français. Et des milliards de dollars.

Extrait

“Pas mal, ton petit article, mais pourquoi tu ne cites que les prête-noms, et pas les vrais décideurs ?” Vexé, je cherchais à changer de sujet, mais mon interlocuteur insistait, narquois : “Le sujet est bon, mais franchement, on reste sur sa faim… C’est d’autant plus dommage qu’on voit que tu as bossé !” J’avais publié le matin même dans Intelligence Online, ma lettre d’information sur les zones grises de la géopolitique, un article intitulé “Red Star fait voler l’O.T.A.N. à Kaboul”. J’y expliquais comment, depuis 2002, les bases aériennes de Manas, au Kirghizistan, et de Bagram, en Afghanistan, plates-formes des opérations militaires occidentales dans la région, étaient alimentées en kérosène par deux sociétés totalement inconnues : Red Star et Mina Corp. En huit ans, le Pentagone leur avait versé deux milliards de dollars. Mais, en consultant le registre du commerce de Gibraltar, j’avais découvert qu’elles ne disposaient que d’un capital de deux mille livres, somme dérisoire au regard des montants qu’elles brassaient. Pire encore : alors que toutes les opérations de l’O.T.A.N. dépendaient d’elles – en 2010, pas moins de trois mille cinq cents soldats transitaient chaque jour par la base de Manas –, leur actionnariat demeurait totalement opaque. À la moindre pénurie de carburant – le site consommait 1,8 million de litres par jour ! –, ce ballet aérien s’arrêterait net.