L'Entretien Nº

3

Hélène Cixous

Noblessures

Noblessures

Noblessures, c’est le terme utilisé par Hélène Cixous et Jacques Derrida
pour circonscrire ce qu’ils avaient en commun : d’abord leurs blessures, l’Algérie, la judéité. Malgérie, nostalgéria, algériance, tous deux inventent des mots pour exprimer la profondeur de leur amitié avant même qu’ils ne se rencontrent physiquement la première fois en 1964. Enfants juifs nés l’un à El Biar – Jacques Derrida –, l’autre à Oran – Hélène Cixous –, ils seront tous deux expulsés de l’école publique parce que juifs par la loi du 22 juin 1940. Ils ont tenté de dire, l’un en philosophe, l’autre en écrivain, l’enfoui, l’inexploré, l’enchevêtré de cette exclusion. Puis l’amitié déboucha naturellement sur des livres. Il est rare que deux penseurs écrivent ENSEMBLE.
Voiles (Galilée, 1998) en est un témoignage, tout comme d’innombrables lettres et manuscrits échangés pendant des décennies, consultables à l’IMEC. Hélène Cixous, poète écrivaine, à l’écoute de l’inconscient qu’elle entend dans la langue, dans les rêves, dans les textes, a aussi écrit sur Jacques Derrida : Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif (Galilée, 2001).

Extrait

Hélène Cixous, comment est née votre amitié avec Jacques Derrida, amitié au sens philosophique, au sens politique, au sens personnel, parce que dans l’oeuvre de Jacques Derrida l’amitié tient une grande place ?

HC : Lui-même en a fait le récit, légendaire, légendarisé dans HC pour la vie, c’est à dire…, livre où par jeu et sérieux il raconte ce qu’il ne peut pas raconter, c’est-à-dire notre première « rencontre », entre guillemets : il ne peut pas la raconter parce que c’est moi qui la lui ai racontée, car la préhistoire de notre rencontre c’est très très tôt, j’avais dix-huit ans et lui vingt-cinq. En ce temps-là, je ne savais rien de sa personne, j’arrivais à Paris d’Algérie, un jour j’entre dans la Sorbonne, qui représentait pour moi le monument de l’institution française absolue et la Bastille en même temps… Et je m’assieds au dernier banc d’un très grand amphithéâtre où un jeune homme était en train de parler ; j’avais l’impression qu’il était à un siècle de moi mais très près en même temps, et je ne voyais que son dos. C’était une épreuve d’agrégation de philosophie, il était en train de passer une épreuve d’oral de l’agrégation, et le sujet était : « la pensée de la mort ».

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