Feuilleton Nº

18

La femme au carnet de notes

traducteur
Pierre Demarty
illustrateur
Aline Zalko

L’écriture ne peut se réduire à la simple consignation du réel : à quoi bon écrire s’il ne s’agit que d’assouvir le désir funeste de se souvenir du passé ? Tissant des liens entre ce qui demeure épars, les mots ne sont en rien destinés à faire effet mais ont pour vocation de traduire un geste, une sensation, un état d’âme. Ils sont précieux en cela qu’ils permettent que revienne, parfois, ce qui a été. Avec une élégance et une douceur infinies, Joan Didion révèle le lieu, intime, où réside la vie. Là, se puise la raison d’écrire.

Extrait

“Cette femme, Estelle”, dit la note, “est en partie la raison pour laquelle George Sharp et moi sommes séparés aujourd’hui.” Tunique en crêpe de Chine sale, bar d’hôtel, gare de Wilmington, 9 h 45, août, lundi matin.
Puisque cette note figure dans mon carnet, il est probable qu’elle ait un sens pour moi. J’y réfléchis longuement. Au début je n’ai qu’une très vague notion de ce que je pouvais bien fabriquer, un lundi matin au mois d’août, au bar de l’hôtel en face de la gare de Pennsylvania à Wilmington, dans le Delaware (attendais-je un train ? venais-je d’en rater un ? 1960 ? 1961 ? pourquoi Wilmington ?), mais je me souviens bel et bien que j’y étais. La femme en tunique de crêpe de Chine sale était descendue de sa chambre pour prendre une bière, et le barman était déjà au courant de la raison pour laquelle George Sharp et elle étaient séparés aujourd’hui. “Bien sûr, lâche-t-il avant de continuer à passer la serpillière sur le sol. Vous me l’avez dit.” À l’autre bout du bar se trouve une fille. Elle s’adresse, ostensiblement, non pas à l’homme qui est assis à côté d’elle mais à un chat allongé dans le triangle de lumière que le soleil projette par la porte ouverte. Elle est vêtue d’une robe en soie à carreaux de chez Peck & Peck, dont l’ourlet s’effiloche.

“On Keeping a Notebook” a été traduit

de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty. Le texte est extrait de Slouching Towards Bethlehem, paru chez Farrar, Straus and Giroux en 1968.

© 1968, renewed 1996 by Joan Didion. Published in Slouching Towards Bethlehem. Reprinted by permission of the author.