Feuilleton Nº

19

De ma bouche sort une vérité virile irrécusable

auteur
Gary Shteyngart
traducteur
Jakuta Alikavazovic
illustrateur
Ugo Bienvenu & Kevin Manach

“En Amérique, on a complètement arrêté de lire”, rien d’autre que la fin du monde pour un écrivain. À moins que l’Apocalypse ne ressemble plutôt au spectacle diffusé par la télévision russe ? L’écrivain s’est infligé une semaine d’immersion totale dans la production logorrhéique des médias à la botte du Kremlin. Hilarant et terrifiant.

Extrait

Le 31 décembre 2014, par une journée froide et ensoleillée, je suis installé au bord de mon lit king size à l’hôtel Four Seasons de New York, à consciencieusement mâcher une pile de tranches de bœuf Wagyu en me lâchant sur une bouteille de pinot noir, tout en regardant une femme jouer un homme jouer une femme à barbe à la télévision nationale russe. Sur une scène géante éclairée de lustres rutilants, devant un public composé de la fine fleur des célébrités russes, la parodiste Elena Vorobei chante sur l’air de “I Will Survive” de Gloria Gaynor, en une imitation grossière de Conchita Wurst, la drag-queen autrichienne lauréate de l’Eurovision 2014. En robe de soirée scintillante, Vorobei distribue des clins d’œil effrontés, gratte son visage barbu, agite son opulente perruque noire et mugit “J’ai une barbe !” À un moment donné, elle se fend d’un salut hitlérien, censé évoquer l’Autriche, patrie de Conchita. La caméra balaie le public hilare, s’attarde sur un acteur-chanteur-auteur-bodybuilder connu, puis sur l’un des MC de la soirée, le roi de la pop russe, le tout aussi barbu Philipp Kirkorov (que la rumeur générale tient pour gay). Les hommes, presque tous bronzés, en costumes impeccablement coupés, rient sans cacher leur joie. Les femmes emperlousées sourient d’un air entendu, sans desserrer les lèvres. Tout le monde se balance dans son siège et applaudit.

“Out of My Mouth Comes Unimpeachable Manly Truth” a été traduit de l’anglais (États-Unis) par
Jakuta Alikavazovic. Le texte a paru pour la première fois dans le New York Times Magazine en février 2015.
© 2015 by Gary Shteyngart.